MOLIERE de Forestier (extraits)

 Molière acteur et le rire

Ainsi tous les témoignages des contemporains, y compris de ses adversaires les plus virulents, s'accordent: mimiques, postures, gestes, grimaces, acrobaties, courses endiablées, Molière a porté à un niveau inégalé le jeu comique, par la synthèse réussie des styles des farceurs français et des farceurs italiens. 

Aussi faut-il toujours avoir à l'esprit en lisant les rôles d'Arnolphe, d'Orgon, de Sganarelle, d'Alceste, d'Harpagon, de M. Jourdain, d'Argan, qu'il les a composés en songeant à ses propres possibilités ď'acteur.


Qui voudrait jouer Arnolphe tout uniquement sérieux, comme on le fait quelquefois, oublierait que la signification du personnage repose sur sa capacité à passer du sérieux, dont il est capable toutes les fois que sa manie n'est pas en cause, au ridicule, dans lequel il sombre lorsqu'il perd le contrôle, lorsqu'il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d'yeux extravagants,ces soupirs ridicules,et ces larmes niaises qui font rire tout le monde ? (Sc.6)

Ces larmes niaises qui font rire tout le monde sont L'Amour médecin où Sganarelle, désespéré par la mort supposée de sa fille, verse des larmes qui font dire à sa servante Lisette : Monsieur, ne pleurez donc point comme cela ; car vous me feriez rire (I, 6). 

Par là, toutes les fois que le texte nous dit qu'un personnage ridicule pleure, nous sommes implicitement invités à lire que nous devons rire, même lorsque le désespoir paraît aussi poignant que celui d'Argan qui croit avoir tué sa petite Louison en lui donnant les verges (Le Malade imaginaire, II,8). Larmes hilarantes, visages tordus peuvent même être traqués dans les pièces réputées les plus sérieuses. 

Et lorsqu'on lit en 1667, dans une Lettre sur Le Misanthrope, que «les chagrins, les dépits, les bizarreries, et les emportements d'un misanthrope étant de ces choses qui font un grand jeu, ce caractère est un des plus brillants qu'on puisse produire sur la scène», on conçoit que Boileau, pour qui le maître mot était celui de convenance, ait déploré plus tard le contraste entre l'étude de caractère et le jeu, entre le texte et la scène.

L’idéal du juste milieu

Que toute la sagesse des XVI et XVII siècles converge vers l'idéal du juste milieu, de la «médiocrité»; que l'expression théâtrale de cette sagesse consiste à dénoncer sur la scène les excès de toutes sortes ; que le principal excès humain auquel Molière a jugé bon de revenir tout au long de sa carrière soit l'hypocrisie, le fait de porter un masque pipeur; que Molière se rencontre avec Erasme et Montaigne pour juger que le monde entier est fou et que le seul moyen de le considérer est de le prendre en riant; tout cela fait référence à un thème philosophique et moral unique, qui irradie toute la pensée humaniste depuis I'Antiquité: le monde est un théâtre.

Le grand théâtre du monde

Molière, tenté de renoncer à sa grande entreprise (éclairer les aveugles), trouve néanmoins son salut dans I'idée que de toute façon le monde est un théâtre et que c'est encore un acte de sagesse humaine de le considérer comme tel et d'en rire. S'il est vrai que, comme il le fait dire à Philinte en 1666, c'est une folie à nulle autre seconde /De vouloir se mêler de corriger le monde (Le Misanthrope, I, 1), il fait préciser par son porte-parole anonyme de 1667:

[...] n'étant pas assez fort pour résister aux mauvais exemples du siècle, je m'accoutume insensiblement, Dieu merci, à rire de tout comme les autres, et à ne regarder toutes les choses qui se passent dans le monde que comme les diverses scènes de la grande comédie qui se joue sur la terre entre les hommes.
(Lettre sur la comédie de L'Imposteur)

On voit qu'il y a là infìniment plus qu'un lieu commun moral : c'est une véritable vision du monde que Molière a faite sienne. 

      Si, à quelques semaines de sa mort, rongé par la maladie, il choisissait d'écrire Le Malade imaginaire, c'est bien qu'il avait conscience que, pour achever la comédie de sa propre vie, le meilleur antidote contre l'angoisse de la mort était de faire de la maladie une comédie; et s'il en profite pour faire la satire de la médecine dans les bras de la grande comédie du monde, cesser de voir en ses congénères des porteurs de masque, et oublier par là que toute le ridicule des hommes vient de ce qu'ils prennent leurs masques au sérieux.

En mettant la société des hommes sur la scène, en les donnant à voir par l'intermédiaire de comédiens et avec toute l'exagération permise au théâtre comique, en présentant précieuses, marquis snobs, prudes, maris rétrogrades, avares, etc., comme des pantins ridicules, aveugles sur eux-mêmes et sur le rôle qu'ils jouent, la comédie satirique est le véritable microcosme de ce macrocosme qu'est la grande comédie du monde: le petit théâtre miroir du grand théâtre. Comme Shakespeare sur le fronton du Globe, Molière aurait pu faire inscrire sur la façade du Palais Royal la célèbre phrase attribuée à Pétrone : Mundus universus exercet bistrionam, le monde entier joue un rôle. 

    Le privilège exceptionnel de Molière comme acteur aussi bien que comme auteur, est qu'en sa personne se sont rencontrées toute la sagesse humaniste et la plus formidable aptitude à faire du théâtre. 

    Plus qu'aucune autre oeuvre dramatique, le théâtre de Molière se caractérise par une théâtralité généralisée, où le comédien se met à jouer un autre rôle, où une pièce s'inclut dans une autre pièce, où l'acteur devient spectateur d'autres acteurs.

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La suite, dans qq jours...