LE PLAN DE LEAR ET LE DÉSIR COMME LOI

 J'ai lu un article en anglais d'un universitaire (La folie et les limites de soi dans le Roi Lear de Shakespeare de Andrew D.Weiner), qui nous donne un éclairage très intéressant sur Lear et les trois soeurs. Et peut-être un éclairage sur la relation entre Goneril et Régane dans la 1ère scène.

Je vous copie et colle la traduction et je mets en gras les phrases importantes.

 L'ARTICLE:

« Pour le public de Shakespeare, cependant, la surprise serait que Lear divise son royaume en premier lieu. Lear affirme que son objectif est double : « Ébranler tous les soucis et les affaires de notre âge, / Les conférer à des forces plus jeunes pendant que nous / Ramenons sans fardeau vers la mort » et pour empêcher les « conflits futurs » en rendant public ce que son les dots de sa fille seront de son vivant.
Encore une fois, cependant, cela est quelque peu surprenant. Deux de ses filles sont déjà mariées, Goneril, l'aînée, au duc d'Albany, et Regan, la deuxième fille, au duc de Cornouailles. La pratique normale aurait été de régler la dot au moment de la rédaction du contrat de mariage. La seule fille dont la dot pourrait encore être en cause est Cordelia, la plus jeune fille, dont le mari doit être choisi en même temps que le royaume est divisé. De plus, puisque Goneril est l'aîné, il ne devrait y avoir aucun rapport entre la succession et la dot. En tant qu'aîné, Goneril devrait tout avoir. 

Dans le cours normal des événements, à la mort de Lear, Goneril serait devenue reine.

Au fur et à mesure que la première scène se déroule - ou plutôt, explose -, nous pouvons voir que Lear n'a pas l'intention que les événements suivent leur cours normal. Son plan  est de déshériter Goneril en lui donnant une partie du royaume plutôt que le tout, de pacifier Regan en lui donnant une part égale à celle de Goneril et essentiellement de régler la succession sur Cordelia en lui donnant la plus grande part, située au milieu du pays entre les domaines d'Albany et Goneril au nord et Cornwall et Regan dans le sud.
Il prévoit en outre d'empêcher non seulement les conflits futurs en s'installant avec elle, amenant avec lui une armée de 100 chevaliers comme moyen de dissuasion contre les attaques de ses sœurs.

Son plan est contraire à la fois à la coutume et à la loi des gens (qu'Edmund rejettera plus tard comme "le fléau de la coutume» ). En donnant quelque chose à toutes les filles, Goneril ne peut prétendre qu'elle a été entièrement privée de son héritage; en donnant quelque chose à Regane, il la décourage de se joindre à sa sœur dans une alliance contre Cordelia; en donnant à Cordelia le plus grand territoire et en venant avec sa centaine de chevaliers le garder avec elle, il lui assure les moyens de défendre son territoire contre les attaques de ses sœurs. Le plan de Lear n'a besoin que d'une sorte de justification publique fragile, et pour cela il tombe sur la notion de déclarations d'amour publiques : « Dis-moi, mes filles / . . . . /»

«Que peux-tu dire pour dessiner / Un tiers plus opulent que tes sœurs ? Parle »

 C'est à ce stade, cependant, que le plan de Lear tourne mal. En un sens, Cordelia n'a rien à dire pour "dessiner / Un tiers plus opulent que vos sœurs", car Lear a déjà dessiné sa part sur sa carte. Cordelia, cependant, en disant «rien», contrecarre le plan de Lear en ne lui donnant pas la chance de récompenser son «mérite».

Pire encore, lorsqu'elle parle, elle détruit le motif public de sa division en faisant de l'amour non pas un acte méritoire mais une obligation de la nature, un acte de devoir: « J'aime Votre Majesté / Selon mon lien, ni plus ni moins »


LE COEUR (les affects) COMME SEUL BOUSSOLE


La pièce commence donc par un renversement de l’ordre des choses et de l’histoire. Au lieu de perpétuer l’équilibre du monde, de se conformer aux règles anciennes qui voudrait que l’héritage de la couronne aille à l’ainée, Lear, mû par un «sombre dessein», imagine un tout scénario, lequel va engendrer le chaos qu’on connait - parce que ce scénario est lui-même acte de transgression des lois «naturelles» établies.

Le chaos ne peut engendrer que le chaos.


Lear est ce monarque absolu, imposant son bon désir, décrit par ses filles comme souvent en proie à ses pulsions. Il a gouverné, enfermé dans son orgueil, aveugle à l’autre.

Dans cette 1ère scène, il n’agit que guidé par des considérations affectives: orgueil (qui m'aime le plus), crainte devant une possible jalousie de Régane et amour quasi incestueux pour Cordélia.

Et c’est mû par ses considérations, et se plaçant au-dessus des lois, comme le ferait un dieu, qu’il renverse la coutume. A présent, il n’y aura pas d’autre loi que celle du coeur, des affects, du désir: plus aucune rationalité - tel est l’hybris de Lear.

Il est trop «près». En ce jour de mariage de Cordélia, le coeur, seule boussole, gouvernera au détriment de la tête. 

La queue au détriment de la tête.


D'où l'épineuse question de: qu'est-ce qui couvre ta/ma tête ? Et toutes les paroles du Fou sur la protection de la tête.

La couronne jetée à terre/le chapeau du Fou.


La mise en garde de Kent devient alors: "Attention ! Lorsque le Pouvoir abandonne la Vérité (Cordélia) et donc la Raison, pour céder devant des affects (la flatterie), il perd la tête. Tu deviens fou."


LE DESIR COMME SEULE LOI


Lear dans cette 1ère scène en faisant éclater l’ordre établi des choses (obéissance à la raison et aussi aux coutumes) fera éclater toutes les digues. Le monde ne sera plus comme avant ! C'est le triomphe du Désir.


C'est lui qui ouvrira la digue à chacun à ses désirs cachés. C'est lui qui ouvrira un boulevard à Edmond et à Goneril et Régane afin qu'ils s'y engouffrent: à partir de ce moment-làil n’y aura d'autre loi que leurs désirs.

Puisque cela est "permis" par le Pouvoir himself.


Gloucester, lui aussi, était tombé dans cette "faute" en commettant l’adultère et en engendrant Edmond. Lui aussi perdra sa tête au moment de la lettre, réagissant avec ses affects au lieu de sa raison.