Dionysos: Lear, le Fou, Edgar et Kent

(notes de lecture d'articles)

Dionysos 

Dans la Grèce antique, on appelait le Délirant, le Bruissant ou le Frémissant, celui auquel la foule vouait un culte qui s’élevait en clameurs rythmées : Dionysos. Le culte dionysiaque, d’origine sacrificielle, procédait comme les Saturnales romaines à un renversement temporaire des valeurs. La démesure, le désordre, la transgression, le délire étaient de mise lors de rites orgiaques où des bacchantes bondissaient en thyases provocantes. Une lecture dionysiaque du Roi Lear est possible.

Lear est ce vagabond errant qui, au plus fort de sa crise de délire, se coiffe d’une couronne d’herbes dont le suc est nocif ou mortel — fumeterre, bardane, ivraie, ciguë.
Or Dionysos, dieu de la vigne, est apparenté au monde végétal.
C'est le dieu aussi du délire.*

La prestation du fou sur la scène élisabéthaine constituait un morceau de bravoure que l’on confiait à des acteurs choisis. Les parterres attendaient avec impatience l’effet spectaculaire de ces crises d’épilepsie auxquelles se laissaient aller des histrions célèbres.
Or Lear déchu, chassé de tous les châteaux, vagabondant sur une lande hostile et conjurant les éléments la bave aux lèvres, se prête à un cérémonial qui exalte l’énergie pré-individuelle. 


Les Saturnales

À Rome, ces douze jours d’hiver étaient l’occasion de fêtes, les Saturnales, qui culminaient lors de la douzième nuit ou « Nuit des Rois » — cette Twelfth Night dont Shakespeare fera le titre d’une de ses comédies les plus magistrales.
On avait coutume de désigner un individu de préférence épileptique pour prendre la place de la plus haute autorité pendant la durée de la fête — roi de Malgouverne ou « fou » qui se livrait à toutes les excentricités — puis, dans la version la plus ancienne du rite, on le sacrifiait comme une victime expiatoire et porteuse de tout le mal social enfin expulsé.
Or à bien des égards, Lear est ce fou qui meurt en victime « émissaire », cet être à peine encore humain que l’on expulse et livre en pâture aux dieux courroucés ou au désert aride.

Le lyrisme et le déguisement, l'écran contre le désespoir

Le lyrisme est une expression délirante qui s’apparente à un voile permettant de regarder le brasier en face. C’est une approximation maximale, une erreur minimale par laquelle le poète qui est voyant peut échapper aux conséquences de la lucidité.
Vérité de l’artiste et du philosophe-artiste. 

Mais parce que cette vérité est celle du chaos et de la désagrégation, qu’elle menace l’individu dans l’organisation hiérarchique de sa personnalité, qu’elle mine le rapport sous lequel les forces qui le composent peuvent avancer, la poésie, l’art en général, permettent à ceux dont l’exigence de lucidité est totale de penser à plus de profondeur sans sombrer. Ils ont la vérité de la profondeur en tant que surface, du fond en tant que forme, de la pensée en tant que poésie.

Gloucester (dans un passage coupé, mais il faudrait caser cette réplique): 

Mieux vaudrait être fou : 
Mes pensées alors seraient séparés de mes souffrances
 

Edgar retourne à un état pré-social de l’homme originel (Adam chassé du jardin d’Eden ou Abel poursuivi par Caïn). Il est proche de la bête par son accoutrement. C’est le paria absolu, celui qui a coupé tout lien avec l’humanité, jusqu’au lien que constitue la raison, le logos qui permet la communication entre les hommes.

Nous ne pouvons pas vivre, nous ne pouvons pas plus mourir. Le désespoir n’est pas une solution préférable au ridicule espoir et Gloucester se tient entre les deux.

Étrange leçon de cette pièce où la vérité peut faire mourir, sauf à être passé maître dans l’art du déguisement, du masque, du théâtre, comme c’est le cas de Kent et d’Edgar. 

L’art n’est-il pas notre mensonge vital, protecteur ?

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Qui est Dionysos ?

Dionysos est, par excellence, le dieu de la fête, et du vin. Il est, à la fois Bacchos et Lusios, source de folie et libérateur, et il conserve presque toujours un caractère sauvage. Cet aspect prend une dimension prédominante dans l'iconographie : innombrables sont les reproductions des fêtes et des ménades échevelées qui, au son de la flûte et du tambourin, dansent pour le dieu. Il est le dieu de l'Extase et du Délire. Mais il est aussi paradoxalement le dieu "couronné de lierre », celui que l’on dit  "à la crinière de lierre". Or le lierre est une plante de l'ombre, plantée sur les tombes, que Plutarque oppose à  la vigne, plante ardente, (Propos de table, 647 A). Dionysos, couvert de lierre et paré de raisins, manifeste ainsi qu'il est à la fois du côté du soleil et du monde d'en-bas.

Dionysos est encore et surtout le dieu du masque ; et le théâtre est né des fêtes que l'on célébre en son honneur. La comédie et la tragédie sont étroitement associées aux fêtes religieuses du dieu et au sacrifice effectué à cette occasion. Les Grandes Dionysies sont  l'occasion pour les Athéniens d'affirmer l'excellence de leur cité et c'est avec Dionysos que le lien entre le politique et le religieux est le plus sensible.