LE ROI PELICAN ET LES CONSEQUENCES DU "love test"


JOUER LE ROI LEAR

de Christian Schiaretti

La pièce est une machine.
Tout y est action  : les pensées, les sentiments aussi. Tout y a une suite, des  conséquences tangibles.  L'existence  de  cette  machine,  la  manière  dont  elle fonctionne, c'est cela qui m'intéresse. (...) C'est ce que dit et ce que fait — c'est la même chose — le personnage dans le moment qui compte. Quand l'acteur met derrière une intention, un sentiment, quand, par exemple, il s'imagine : "  Là, je suis triste ", cela ne marche plus. Il faut qu'il soit pleinement ce qu'il dit, ce qu'il fait, à ce moment même. Mais pas plus. Sans rien derrière, ni devant. Et sans non plus cesser d'être lui-même.


LE ROI PELICAN

Il s’agit d’un thème iconographique fréquemment associé, pour sa valeur symbolique, avec la représentation de Crucifixion ou présent dans les croix peintes.

Le pélican est un animal qui possède la particularité de nourrir ses petits en leur laissant prélever, après l’avoir régurgitée, la pêche préalablement emmagasinée dans une poche membraneuse située sous sa mandibule inférieure. C’est probablement à partir d’un malentendu [1] qu’est née la fable du pélican se transperçant le poitrail pour nourrir ses petits de son propre sang, et c’est en raison de cette fable que l’iconographie chrétienne s’est emparée de l’oiseau pour en faire un symbole de la Passion subie par le Christ pour le rachat de l’humanité.

ICONOGRAPHIE

Le pélican se perce la poitrine avec le bec. Le sang versé est recueilli par les oisillons au bec grand ouvert. La scène est le plus souvent représentée au sommet des croix peintes, dans un clipeus. Sa proximité avec le Christ mourant représenté immédiatement au-dessous renforce le sens donné à la mort de celui-ci, et lui fait écho d’une manière qui s’apparente à une sorte de paraphrase.

[1] Le symbole religieux semble être né d’une légende insérée dans le Physiologus, premier des bestiaires chrétiens, selon lequel les petits d’un pélican ayant réclamé trop violemment leur nourriture furent tués par leurs géniteurs d’un violent coup de bec. Trois jours après, pris de remords, les parents indignes se seraient déchiré la poitrine pour arroser de leur sang les corps inertes de leur progéniture et les ramener à la vie …

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L'ENFANTEMENT, LA COPULATION

Roi Lear dans la lande: "Aplatis l'énorme sphère du monde" : cela fait référence au ventre rond de la femme qui porte l'enfant. Cela revient sans cesse dans la pièce: Lear regrette la mise au monde de ses filles. Puis la mise au monde de tous les enfants. Lorsque lear maudira Goneril, il demandera au dieu de la frapper de stérilité.

Le thème de l'enfantement et récurrent dans la pièce à travers la bâtardise et la matrice, origine de toute vie.

Le Fou: "La queue et la tête"


PREMIERE SCENE

Il y a deux événements : le partage du royaume et le mariage de Cordélia. En fait, on se demande si ce n'est pas le prochain départ de Cordélia qui fait que Lear se sent vieux et décide d'abandonner le pouvoir. Il a déjà préparé la dote de Cordélia: la plus grosse part du royaume,

Cette question de l’héritage est faussée dès le départ. L’héritage se fait avant sa disparition. Et c’est un partage «trafiqué» dans la mesure où Lear projette de répartir le pouvoir exécutif entre ses trois filles, mais garde le pouvoir symbolique. il ne donne pas tout.

 Je suis fait du même métal que ma sœur : le métal renvoyant aux pièces de monnaie

Il s'agit de connaître la valeur de chaque sœur, la valeur de l'amour qu'elle porte à leur père. Il ne s'agit alors plus d'un véritable don de la part de lire, mais d'un échange voire même d'une vente.
À la fin de la scène, Cordelia ne vaudra plus rien, n'aura plus de valeur. 

"Quand elle nous était chère nous l'estimions de même,
Mais à présent, voyez, son prix a baissé. Monsieur, la voici devant vous"

"Chère": le verbe anglais: le verbe lofian signifiait « louer, prendre », mais aussi « apprécier, évaluer, estimer à son juste prix », tandis que  lufian avait pour sens « éprouver de l'affection pour autrui ». A l'origine, les deux verbes n'étaient pas homophones, mais l'évolution phonologique de  lufian les conduisit à le devenir.

L'erreur tragique de Lear consiste à croire que les deux sens de l'amour n'en font qu'un, que l'on peut mettre un prix sur l'amour que l'on suscite ou que l'on éprouve.

L'abdication de Lear

Lear, sénile, ne mesure pas son geste et les conséquences qu'il implique. Le pouvoir royal perd son autorité de droit divin.  Le Roi lâche sa couronne, il se détrône lui-même. Par cela, le geste de Lear va inaugurer une nouvelle ère: l'ère contemporaine, d'autant plus qu'il remet son pouvoir à une jeunesse qui va ne penser qu'à régler ses comptes. A faire payer leurs fautes, aux anciens. En a-t-il conscience ?

Lear change la nature même du royaume. Le Royaume devient un royaume marchand. Il rétribue ses filles, et les jeunes font le faire payer. Mercantilisation du pouvoir. 

C'est cette dénaturation du Pouvoir royal, voulue et revendiquée par Lear (puisqu'il se détrône lui-même), qui va priver le pouvoir de sa véritable autorité. L'abdication du roi va faire voler en éclat et la Loi et la Justice. Le droit divin est jeté à terre. 

Se défaisant de sa plus haute fonction: l'exécutif, il va se retrouver très vite semblable à une coquille vide, à un zéro. Il a tout donné. Il se déshabillera lorsqu'il rencontrera l'homme nu, Tom, son miroir. Il deviendra alors un être humain - mais il sera trop tard.

Par son "love test", Lear inaugure l'ère de la politique.

La parole est réduite à de la communication pure (flatterie des soeurs). C'est à celle qui communique le mieux. Naissance de la politique.

LES MOTS, LE LANGAGE

Lear abandonne l'exécutif, qu'il lègue à ses deux filles. Ses mots n’instaurent plus d’actes, il a beau dire « j’ordonne… je demande… j’attends… » il ne se passe rien. Et ça le rend fou.

Déshérence actuelle du politique

Cordélia, en ne jouant pas le jeu, produit une déflagration. Elle est terrorisée par la situation mise en scène par Lear. Communiquer: elle ne sait pas. Elle n'a que l'ancienne parole à la bouche, la parole qui vient directement du ciel, du coeur, du dieu. (un royaume dont le roi relève du droit divin). Elle n'a pas de masque et c'est cela qui la fait trembler. 

Que diras-tu ? Nothing. Pas de discours.

C'est aussi la première fois qu'elle est face à cette question: qu'est-ce qu'aimer ? D'autant plus, qu'il y a qq de nouveau ce jour-là: elle va se marier. Et la réponse arrive alors, limpide. Elle distingue le sang et le contrat. La nature et l'alliance. Elle dit la Vérité. Qui fera l'effet d'une bombe, puisque dénonçant ce qui est tu: "l'inceste parlé", réclamé par un père abusif qui a perdu la boule.

Chassée du lieu: pas de place pour une qui ne joue pas le jeu. Dehors. Elle va disparaitre longtemps. 

A sa place, le Fou, son relais: la Vérité, il n'a que ça à la bouche. Mais une vérité déguisée, masquée, poétisée, sous forme de chansons, de devinettes. 

On sait que le même acteur jouait Cordélia et le Fou: lorsqu'elle disparait, il apparait et lorsqu'il disparait, elle apparait. 

Lear, tenant dans ses bras Cordélia morte, dira: "My poor fool is hanged" (mon pauvre fou est pendu)