Réponse à Benoit. Le courroux de Lear
Cher Benoit,
Je pense que le poète part toujours depuis le même endroit: son intériorité, sa vérité ou ce qu'il comme telle.
Nous ne sommes pas à l'intérieur de lui, ni même à l'intérieur de Lear, puisque nous sommes en interrogation. Il est impérieux d'évacuer avant tout travail tout préjugé: nous ne savons rien - pour l'instant. Le créateur est devant une page blanche. Et encore moins, nous, les interprètes.
Donc: on ne sait pas. Toujours. Surtout devant un tel chef d'œuvre.
Alors, comment procéder ? Nous n'avons que l'écriture: un ensemble de signes, lesquels vont fonctionner, pour nous, enquêteurs, comme des indices. Tu le dis d'ailleurs très bien toi-même: "conserver la force du texte"
Alors quels sont ces indices ? Comment Shakespeare a-t-il écrit ?
GONERIL
Même dans ses plus saines années, au mieux de sa forme, il n’était qu’emportement.
Le seul élément nouveau ici, c'est qu'il est capable de passer d'un sentiment à un autre, ce qui est différent. C'est l'évènement marquant, surprenant de la scène. Pas son "emportement", lequel est habituel. Il faut donc rendre compte de cette caractéristique de Lear, sinon, on trahit le texte.
Les mystères d'Hécate et de la nuit,
Par toute l'influence de ces astres
Mais ton cœur est-il dans ces paroles ?
Et te tiens pour étrangère à mon cœur et à moi
Dès à présent et à jamais.
Aussi vrai que ma tombe sera ma paix, je lui enlève ici
Mon coeur de père.
Et qui a éclairé d'une manière éclatante ce vers, que j'avais supprimé, et que je vais rétablir:
Les dés sont truqués dès le départ. L'obscur dessein étant que, dès le début, le coeur du royaume, sa part la plus grande, est destiné à Cordélia. Obscur, car dissimulé mais aussi renvoyant à la part la plus secrète de Lear: le jour de ton mariage, je t'offre mon coeur.
Inceste
Le mar. 10.11. 2022 à 11:38, Benoit Marchand <marchand_benoit@yahoo.fr> a écrit :
Chère Yaël
J'ai beaucoup pensé à notre scène d'hier.
Lear est refroidi par la sobriété des propos de Cordélia. Quand il dit "Silence, Kent", il est encore dans sa phase de colère froide. Il pourrait, si il voulait, le dire d'une manière très violente, d'autant plus violente que Kent est le vassal de Lear. Mais il est beaucoup plus intéressant, et surtout plus crédible, de le dire dans une colère froide, contenue, parce que, après, il dit :"Ne t'interpose pas entre le dragon et son courroux", et ça, je ne peux pas le dire dans une rage trop extériorisée, le voudrais-je que je ne pourrais pas, ça sonne faux. Et après, il dit : "Je lui enlève ici mon coeur de père" ; les mots sont très forts, et cette parole prend toute sa force quand elle est dite dans une colère contenue, plutôt que dans une colère trop extériorisée.
Quand Lear dit : "L'arc est bandé et tendu, évite la flèche", là, il fulmine. Et quand, après, il dit : "Kent, sur ta vie, assez", là, il explose, carrément. Et quand, après, il dit "Hors de ma vue", il explose encore. Mais le "Hors de ma vue !" adressé à Kent n'est pas le même que le "Hors d'ici, fuis mes regards !" adressé, précédemment, à Cordélia. On ne s'adresse pas de la même façon à sa fille que l'on s'adresse à son collaborateur ou à son vassal, même si on est complètement barjo ; dans les arcanes les plus profondes du cerveau troublé de Lear, Cordélia reste sa fille.
Les débutants se disent toujours : "Ouais, je suis génial parce que je suis en colère". D'une manière générale, je me méfie de la colère, parce que la colère est un sentiment très facile à rendre au théâtre. Il est beaucoup plus difficile de rendre des sentiments comme la joie ou l'amour par exemple.
Mon souci principal est de conserver la force du texte. Pour cela, l'explosion de la colère de Lear ne doit pas être prématurée.
Ah, une dernière chose. Je veux bien passer la scène autant de fois qu'il est nécessaire. C'est un plaisir pour moi de passer cette scène.
Salut.
A lundi.
Benoît