Réponse à Benoit. Le courroux de Lear

 Cher Benoit,

C'est bien la première fois que nous ne sommes pas d'accord 
Je pense que tu fais erreur dans ta lecture du personnage... et (malheureusement 😉) j'ai des arguments solides pour étayer ce que je dis

Tout d'abord, il ne faut jamais, lorsqu'on se pose des questions sur: comment faire ? que choisir ? quelle est la plus juste voix pour être le plus près possible de l'écriture ? Il ne faut jamais partir de l'effet que cela va donner: de l'extérieur, de l'apparence donc. Ex: "Ca sonne faux", "plus intéressant" (=moins attendu) "la colère=un sentiment trop facile au théâtre"

Je pense que le poète part toujours depuis le même endroit: son intériorité, sa vérité ou ce qu'il comme telle.

Nous ne sommes pas à l'intérieur de lui, ni même à l'intérieur de Lear, puisque nous sommes en interrogation. Il est impérieux d'évacuer avant tout travail tout préjugé: nous ne savons rien - pour l'instant. Le créateur est devant une page blanche. Et encore moins, nous, les interprètes.
Donc: on ne sait pas. Toujours. Surtout devant un tel chef d'œuvre.

Alors, comment procéder ? Nous n'avons que l'écriture: un ensemble de signes, lesquels vont fonctionner, pour nous, enquêteurs, comme des indices. Tu le dis d'ailleurs très bien toi-même: "conserver la force du texte"
Alors quels sont ces indices ? Comment Shakespeare a-t-il écrit ?
 
Un de taille, et répété assez souvent dans la pièce:

GONERIL

Même dans ses plus saines années, au mieux de sa forme, il n’était qu’emportement. 


Emportement veut bien dire ce qu'il veut dire: il est coléreux. il réagit avec passion, au quart de tour.
Le seul élément nouveau ici, c'est qu'il est capable de passer d'un sentiment à un autre, ce qui est différent. C'est l'évènement marquant, surprenant de la scène. Pas son "emportement", lequel est habituel. Il faut donc rendre compte de cette caractéristique de Lear, sinon, on trahit le texte.

Il y a aussi toute cette tirade, qui arrive très vite. 

LEAR.  Car, par les rayons sacrés du soleil,

Les mystères d'Hécate et de la nuit,

Par toute l'influence de ces astres 

Qui nous font exister et cesser d'être,

Le choix des mots, par quoi il jure, est gigantesque ! Il pourrait rester au niveau horizontal, mais là, il invoque le ciel, les enfers, la vie et la mort ! Carrément ! et ce, dès le début ! On pense évidemment à Moïse, à sa colère, face au Veau d'Or. Ce moment où les Hébreux ont cessé d'aimer leur Dieu. Cordélia qui trahit.

Si je parle de passion, c'est que le mot-maître de la scène, le mot autour duquel tout tourne et tout va basculer, le mot central et réitéré plusieurs fois dès que Cordélia répond, est le mot: "coeur". Dans cette scène, il n'est question que de "coeur". C'est lui qui conduit Lear et le fait sortir de ses rails.

Mais ton cœur est-il dans ces paroles ?


Et te tiens pour étrangère à mon cœur et à moi 

Dès à présent et à jamais. 


Aussi vrai que ma tombe sera ma paix, je lui enlève ici

Mon coeur de père.


La passion est chaude, pas froide. Le coeur est rouge: c'est une flamme

Ne t'interpose pas entre le dragon et son courroux

C'est donc le "coeur" qui fait réagir Lear. Le coeur, et non pas la tête, la raison. Cette question centrale d'ailleurs va revenir souvent: faut-il suivre sa tête ou sa queue ? La puissance de la pulsion (adultère, amoureuse, sexuelle) qui rend aveugle et conduit l'homme à la faute car elles lui font perdre sa tête. 

La scène étale au grand jour la question centrale de l'amour, des passions. Ce que Lear cachait dès le début: à savoir qu'il avait réservé là Cordélia la plus grande part (de son royaume, de son corps donc) de lui-même: son coeur, finit par éclater, tel un aveu:

C'est elle que j'aimais le plus, et misant tout sur elle, j'espérais confier mon repos,

Le voile s'est déchiré. Le roi est nu. Le secret est dévoilé

Voilà cher Benoit... Merci infiniment de ta longue lettre qui a rendu possible tout ce travail d'exploration.
Et qui a éclairé d'une manière éclatante ce vers, que j'avais supprimé, et que je vais rétablir: 

nous dévoilerons notre plus obscur dessein

Les dés sont truqués dès le départ. L'obscur dessein étant que, 
dès le début, le coeur du royaume, sa part la plus grande, est destiné à Cordélia. Obscur, car dissimulé mais aussi renvoyant à la part la plus secrète de Lear: le jour de ton mariage, je t'offre mon coeur.
Inceste 

Merci donc encore, cher Benoit. Le dialogue entre nous tous sera toujours fruit de grandes découvertes. Voilà comment nous devons avancer: en nous questionnant incessamment les uns les autres. 

Je t'embrasse


Yaël

Le mar. 10.11. 2022 à 11:38, Benoit Marchand <marchand_benoit@yahoo.fr> a écrit :


Chère Yaël


J'ai beaucoup pensé à notre scène d'hier.

Lear est refroidi par la sobriété des propos de Cordélia. Quand il dit "Silence, Kent", il est encore dans sa phase de colère froide. Il pourrait, si il voulait, le dire d'une manière très violente, d'autant plus violente que Kent est le vassal de Lear. Mais il est beaucoup plus intéressant, et surtout plus crédible, de le dire dans une colère froide, contenue, parce que, après, il dit :"Ne t'interpose pas entre le dragon et son courroux", et ça, je ne peux pas le dire dans une rage trop extériorisée, le voudrais-je que je ne pourrais pas, ça sonne faux. Et après, il dit : "Je lui enlève ici mon coeur de père" ; les mots sont très forts, et cette parole prend toute sa force quand elle est dite dans une colère contenue, plutôt que dans une colère trop extériorisée. 

Quand Lear dit : "L'arc est bandé et tendu, évite la flèche", là, il fulmine. Et quand, après, il dit : "Kent, sur ta vie, assez", là, il explose, carrément. Et quand, après, il dit "Hors de ma vue", il explose encore. Mais le "Hors de ma vue !" adressé à Kent n'est pas le même que le "Hors d'ici, fuis mes regards !" adressé, précédemment, à Cordélia. On ne s'adresse pas de la même façon à sa fille que l'on s'adresse à son collaborateur ou à son vassal, même si on est complètement barjo ; dans les arcanes les plus profondes du cerveau troublé de Lear, Cordélia reste sa fille. 


Les débutants se disent toujours : "Ouais, je suis génial parce que je suis en colère". D'une manière générale, je me méfie de la colère, parce que la colère est un sentiment très facile à rendre au théâtre. Il est beaucoup plus difficile de rendre des sentiments comme la joie ou l'amour par exemple.

Mon souci principal est de conserver la force du texte. Pour cela, l'explosion de la colère de Lear ne doit pas être prématurée.


Ah, une dernière chose. Je veux bien passer la scène autant de fois qu'il est nécessaire. C'est un plaisir pour moi de passer cette scène.

Salut.

A lundi.

Benoît