BRECHT METTEUR EN SCENE

Le 26 août 1954, Brecht répète une scène du Cercle de craie caucasien. La servante Groucha s’est enfuie dans les montagnes avec l’enfant abandonné du gouverneur de la province. Elle marche déjà depuis plusieurs semaines sur les routes. La comédienne Angelika Hurwicz, croyant bien faire, entre en scène avec un baluchon sensiblement plus petit qu’au début. Elle veut montrer que le personnage a dû troquer ses quelques biens contre de la nourriture et du lait pour l’enfant.

Brecht sourit : « Vous partez du principe qu’une réflexion logique est toujours juste. Ce n’est pas du tout le cas. Ici par exemple, vous devez postuler que Groucha pendant sa fuite n’a pas volé pour se nourrir. Et vous motiveriez sans doute ça par le “caractère honnête” de notre héroïne pour qui le vol ne rentre pas en ligne de compte. C’est dangereux. On ne devrait jamais raisonner à partir du “caractère” d’un personnage, car un être humain n’a pas de “caractère”. En ce qui concerne Groucha, vu les circonstances, il est peut-être nécessaire qu’elle vole de la nourriture pour être un “personnage positif”. Nous allons donc à l’avenir la charger d’un baluchon plus lourd, peut-être plus lourd qu’au début.» 

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« On essaie toujours de mettre en évidence le « caractère » profond du personnage qui serait attaché à un homme de façon immuable et indélébile. Le « caractère » devient comme une tache de pantalon. On peut toujours frotter et nettoyer autant qu’on veut, il ne part jamais. Des « caractères » de ce genre-là, ça n’existe pas. Le problème est toujours de savoir comment se comporte quelqu’un en des circonstances données et quelles sont ces circonstances. Et ces dernières changent à chaque instant.» BB

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« Un homme a en lui beaucoup de possibilités » BB
Le primat de l’intrigue sur le système des personnages rend ces derniers énigmatiques, toujours instables.


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 « Nous ne construisons pas des personnages pour les jeter ensuite dans une histoire. Nous construisons une histoire qui modifie les personnages à chaque instant. » BB

Contrairement au personnage qui risque de se figer en « caractère », la fable a le mérite de ne pouvoir s’immobiliser 


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« Vous essayez de jouer l’essence des choses, c’est absurde, nous voulons jouer leur développement.» BB

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Le mot qui revient le plus souvent dans la bouche de Brecht pour donner une directive de jeu à ses comédiens, c’est l’adjectif “frais”. 

Répéter chaque séquence pour elle-même sans tenir aucun compte de l’ensemble de la pièce. Tout moment de parole, de jeu, doit arriver tout “frais” sur scène ; il n’a pas besoin d’être préparé pendant les trois actes qui précèdent ou ruminé jusqu’au dénouement. 

La pièce avance par sauts, et la langue ne fonctionne que par surprises et dissonances.

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Avant le premier jour de répétition, on ne fait pas de lecture, ni d’analyse de la pièce. Et il n’est pas question d’avoir appris son texte ni même de le lire sur le plateau. Chacun attend que sa réplique soit lue par la souffleuse avant de la répéter — interdiction absolue d’avoir le livre en main.


Extraits "Brecht, metteur en scène" de Irène Bonnaud - Vacarmes n°10