OU ON SE PARLE OU ON SE TUE (inédits)
« Je ne voulais plus affronter les problèmes du théâtre (La Solitude des champs de coton") — les impératifs techniques. J’avais l’impression de me perdre un peu. J’avais besoin de retrouver ce qui touche à l’écriture, voir où j’en suis. J’ai voulu entrer directement dans le thème que j’essaie à chaque fois d’aborder, et qui se noie. Quand on raconte une histoire, quand on écrit des relations amoureuses, on évite le sujet, le principal ; c’est-à-dire que les rapports entre les gens, les coupures entre eux, ne relèvent jamais du sentiment, ni du désir, ni de ces choses-là. Pour être sommaire, le monde pourrait se diviser entre qui sont complices et ceux qui se détestent sans aucun motif objectif. Et, naturellement, j’ai envie de parler des gens qui se détestent. Pour les autres, tout va bien, donc c’est sans intérêt.
« J’avais pensé d’abord à mettre face à face un chanteur de blues et un punk ; deux conceptions de la vie absolument opposées, et c’est ça qui compte. Quand la distance entre deux personnes est aussi grande, qu’est-ce qui reste ? La diplomatie, c’est-à-dire le langage. Ils se parlent ou ils se tuent. Donc ils se parlent, mais ce n’est pas parce qu’ils s’embobinent l’un l’autre qu’ils se rapprochent l’un de l’autre.
Quand j’ai vu le film de Jim Jarmush, Down by law, je me suis retrouvé dans les relations entre Tom Waits et John Lurie, réunis à leur corps défendant. Ce qui se passe entre eux est mystérieux comme dans un match de boxe. On met deux hommes sur un ring. Ils doivent se battre et gagner. Deux personnes qui ne se connaissent pas, se tapent à mort devant le public, vivent des choses qui dépassent la passion amoureuse. Face à l’adversaire, ils se dépouillent, souffrent comme jamais. Chez moi, ils se battent par le langage, et le langage entraîne une transformation en eux. Ils jouent à « si tu voulais, on serait copains », sans être dupes.
« Ces gens-là, en définitive, ne sont pas au bout du rouleau. Ils sont forts. Ils n’ont plus ni illusions ni foi. Ce qui leur permet des ambitions invraisemblables, des espoirs, fous, mais ponctuels. Ce sont des anti-mystiques. À dix huit ans, j’étais fasciné par Saint-Jean de la Croix, par Thérèse d’Avila — elle a écrit à peu près : « Je rêve d’une vie tellement belle que je meurs de ne pas mourir », c’est sublime non. Nous, nous voulons le dépassement. Ici même, dans la vie sur terre. Juste un instant de dépassement. Le sacrifice pour un résultat immédiat. Mes personnages sont comme ça, ils ont des poussées d’adrénaline, et ils foncent, même s’ils ne croient pas au résultat.
« Ils ressemblent aux héros des feuilletons : « Dynastie », « Flamingo Road »… Des personnages extraordinaires, rien ne les arrête, ils sont formidablement vivants, drôles terribles. Ils se lancent dans des histoires fantastiques, c’est comme les films de karaté. Tous ne sont pas bon, mais quand on va dans les salles à Barbès, c’est leur vrai public, et il s’amuse. J’ai beaucoup à dire sur Bruce Lee.
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(le Monde - 07/01/81)
(le Monde - 07/01/81)
Il se promène, voyage, écoute parler les rues : « Il ne s’agit pas de reproduire des vocabulaires, mais de transcrire des musicalités, des alitérations , des rythmes. Les langages m’intéressent : c’est pourquoi je fais du théâtre. Si je jouais du bongo, je les transcrirais avec mon bongo. Chaque individu se reconnaît à sa manière de dire. On les écoute, on s’en imprègne, on les intériorise. Quand on est loin, qu’on ne les entend plus, ça se fait, ça travaille. »
Bernard-Marie Koltès voyage, écoute, accumule des notes, attend : « C’est très long, dit-il ; j’ai besoin de mon temps. Une fois que j’ai trouvé comment écrire les différentes façons de parler, les personnages sont là et je pourrais entasser de milliers de pages, inventer ce qu’ils ont fait, ce qu’ils sont. Il faut sélectionner les moments où ils se rencontrent où quelque chose leur arrive. Les mots provoquent les situations ; je construis mes histoires comme des polars, C’est une simple affaire de métier, d’habitude. L’importance c’est ce qui se passe dans ce que disent les gens…