QUAI OUEST PAR KOLTES

Ma prochaine pièce (Quai ouest) raconte un peu l’histoire d’un lieu et des gens qui y transitent. Ce lieu est un hangar désaffecté au bord de l’Hudson River à New York et qui, maintenant, est en train d’être démoli. La beauté de ce lieu tient à la mystérieuse cohérence qui s’établit entre le décor, la lumière, la présence de l’eau, la résonance des bruits. L’activité humaine s’y trouve comme grandie. C’est une activité tissée de mille drames ordinaires : le désir, le goût de l’argent, l’illusion de la complicité, la profondeur des secrets que chacun y garde.

Il m’arrive parfois, lorsque je suis avec une personne en qui rien, je dis bien rien — sauf le fait de manger, de dormir, de marcher — ne ressemble à telle autre, il m’arrive de me dire : et si je les présentais l’un à l’autre, qu’arriverait-il ? Dans la vie, bien sûr, il n’arriverait rien ; les chiens s’accommodent bien des humains sans être quotidiennement stupéfaits des différences. Il faut des circonstances, des événements ou des lieux bien précis pour les obliger à se regarder et à se parler ; la guerre, la prison en sont, je suppose ; ce hangar en était un ; le plateau de théâtre en est un, certainement.

(…) Les motivations qui me poussaient à écrire cette pièce (Quai Ouest) étaient si nombreuses qu’elles finirent par constituer la principale difficulté à l’écrire. Imaginer qu’un matin, dans ce hangar, vous assistiez à deux événements simultanés ; d’une part le jour qui se lève, d’une manière si étrange, si anti-naturelle, se glissant dans chaque trou de tôle, laissant des parties dans l’ombre et modifiant cette ombre, comme un rapport amoureux entre la lumière et un objet qui résiste, et vous vous dites : je veux raconter cela. Et puis, en même temps, vous écoutez le dialogue entre un homme d’âge mûr, inquiet, nerveux, venu là pour chercher de la came ou autre chose, avec un grand type qui s’amuse à le terroriser et qui peut-être finira par le frapper pour de bon ; et vous vous dites : oui, je veux raconter cette rencontre-là. Et puis très vite, vous comprenez que les éléments sont indissociables et qu’ils sont un seul événement selon deux points de vue : alors vient le moment où il faut choisir entre les deux, ou, plus exactement : quelle est l’histoire qu’on va mettre sur le devant du plateau et quelle autre deviendra le « décor ». Et ce n’est pas obligatoirement l’aube qui deviendra le décor.

L’avantage des histoires qu’on invente, c’est de pouvoir en imaginer la meilleure fin possible. On peut donc partir du principe que chacun accomplit absolument ce qu’il voulait ou avait à accomplir ; le nombre de morts et de blessés ne changent rien à l’affaire.

Sans doute suis-je injuste à l’égard des spectacles de théâtre que je vais voir, mais peut-être ai-je raison. (…) On essaie souvent de nous montrer le sens des choses qu’on vous raconte, mais par contre, la chose elle-même, on la raconte mal, alors que c’est à bien la raconter que servent les auteurs et les metteurs en scène, et à rien d’autre.

(Mes personnages) ont envie de vivre et en sont empêchés : ce sont des êtres qui cognent contre les murs. 

Il y a plusieurs histoires, autant qu’il y a de personnages. (…) Mais le plus important, je crois, c’est la relation entre les trois jeunes : Charles, Fak et Abad ; un rapport à la fois très courant et assez complexe ; trois personnes liées par un lien obscur, trois « frères » (comme on dit des gangsters qu’ils sont « frères ») quelque chose qui est à la fois au-delà et en-deçà des sentiments, le rapport qu’il peut y avoir entre des personnages qui sont indispensables l’une à l’autre, comme les rouages d’une machine ; quelque chose, en tous les cas, que je crois qu’on ne pouvait pas raconter il y a un siècle, quelque chose de notre époque.